On peut légitimement se demander ce qui pousse les médias à s’éloigner, au gré des modes, de ceux qu’ils chérissaient quelques années plus tôt… Par quelle malédiction transforme-t-on les vedettes du printemps dernier en oubliés de l’automne à venir ? Ne faisant resurgir les "numéros un" des années vinyle qu’à la faveur de flashbacks qui sont autant de coups d’œil distraits dans le rétro alors que le public, fidèle, lui, exprime son admiration au présent.
Certes, il est difficile de résister au charme de la nostalgie. On l’a tous vécu au moins un fois : réécouter Michèle, La Ballade des gens heureux ou encore Voici les clés ne laisse ni votre cœur insensible ni votre mémoire indemne… Le passé rejaillit, vivace et désarmant.
Mais l’Histoire n’est pas seulement faite pour se répéter. Il reste de nombreuses pages à écrire. Gérard Lenorman le sait bien, lui, qui en plus de 50 ans de carrière — dont de nombreuses à tutoyer les sommets et à glaner des records de ventes — n’a jamais cessé de bâtir son œuvre, disque après disque, au mépris des tendances, tel un orfèvre de la chanson populaire (« C’est épuisant d’écrire, déclare-t-il, mais pour moi c’est sacré, je ne lâche jamais rien »). Une œuvre et un répertoire jalonnés des succès mais aussi de pépites nichées au creux d’albums auxquels des tubes stratosphériques ont parfois fait de l’ombre. Il est grand temps de les réhabiliter et d’écouter ce que l’artiste a encore à nous dire.
Aujourd’hui, c’est sans la moindre amertume ni aucun passéisme que le chanteur livre un nouvel opus (« Très probablement le dernier » annonce-t-il) où se déploie à nouveau sur le monde son éternel regard rêveur (« Le rêve est une source de lumière pour soi et pour les autres ») mais aussi une lucidité d’homme mûr, pour autant jamais désillusionné. Dix années lui ont été nécessaires (depuis son Duos de mes chansons vendu à plus de 300 000 exemplaires) pour ciseler dix nouveaux titres totalement inédits qui conjuguent une mélancolie doucereuse (mais jamais plaintive) à une générosité totale, qui se traduit par des textes solaires et inspirants et des mélodies galvanisantes dont il a le secret. Il n’est pas interdit de trouver dans Le goût du bonheur la quintessence du perfectionnisme de son auteur et ses grandes marques de fabrique : une sensibilité à fleur de peau, une volonté fervente de croire en des lendemains meilleurs et, surtout, l’élégance de ne jamais noircir sa vision du Monde. Raison pour laquelle il continue, fidèle à lui-même, d’aborder frontalement des thèmes parfois alarmistes tout en s’armant d’un optimisme forcené et jamais béat. Depuis 1968, à l’époque où il écrivait déjà pour d’autres, Lenorman l’alchimiste a choisi de chanter les recoins sombres de notre existence (la solitude, les liens familiaux brisés…) et les zones troubles de la vie moderne (la planète meurtrie, l’absence de lien social…) sur un air d’espoir, sans céder à la facilité des trémolos, avec la politesse du poète qui refuse la tentation du spleen. Après tout, les vedettes ne sont pas là pour tirer la sonnette d’alarme mais pour divertir… Jamais cette promesse, signature d’un artiste précurseur que d’aucun qualifiaient d’utopiste, n’aura sonné aussi juste et utile qu’aujourd’hui.
Pour composer cet ultime opus, le Petit Prince aux cheveux blanchis — mais au regard toujours aussi vif — a pris le pari de marier passé et présent au travers des textes signés de grands noms de la chanson française (Serge Lama pour le poignant Maman, Nicolas Peyrac pour Et si seulement c’était vrai, Claude Lemesle pour Baby cool) mais aussi de talents de la jeune génération. C’est ainsi que l’auteur-compositeur-interprète Vianney (Victoire de la musique 2016, disque de platine puis disque de diamant) a signé deux titres qui trouvent subtilement et naturellement leur place dans l’album et également dans le répertoire de Gérard Lenorman : Changer, une hymne entraînante à l’émerveillement et Regarder s’en aller les choses, autre leçon d’optimisme devant une vie qui file inexorablement comme l’eau coule entre nos doigts… « La rencontre avec Vianney a été un vrai choc d’amitié et un choc artistique, raconte Lenorman. Il est grand, tant pour le talent que par sa beauté d’âme ». Le jeune chanteur, sans se départir de son style personnel, marche ici parfaitement dans les pas de son aîné et s’inscrit dans sa démarche de troubadour qui « préfère faire danser que faire pleurer ». Faire rire, aussi, avec cet inattendu Cul entre deux chaises écrit par Bénabar, coup de gueule jovial et follement entraînant, enregistré en une seule prise et qui en surprendra plus d’un. Produit par le mythique Dominique Blanc-Francard (ingénieur du son d’albums de Pink Floyd, David Bowie, Elton John, Cat Stevens et autres Jean-Louis Aubert), ce Goût du bonheur reflète le jusqu’au-boutisme d’un chanteur-compositeur qui, après 17 albums studio, reste obsédé par la rime parfaite et l’accord idéal.
Au-delà des modes, loin des polémiques et du grand cirque médiatique, l’interprète de l’inoubliable Il continue de chanter la gravité de la vie avec une légèreté d’enfant. A-t-on idée de combien il est plus audacieux et plus acrobatique d’écrire « des chansons qui parlent à tout le monde », intemporelles et universelles, que de s’adresser à quelques happy few ? Demandez donc à un Bob Dylan, un Paul Williams, un Paul Simon et autres songwriters d’exception… Écoutez encore Gérard Lenorman revendiquer son « infinie liberté d’infini voyageur », lui qui s’efforce de distribuer ses chansons comme autant de sourires. « Il faudrait essayer d’être heureux, écrivait Prévert, ne serait-ce que pour donner l’exemple ». Et si c’était là l’exergue de ce nouvel album mais aussi de toute la discographie de cet artiste majeur de la variété française à côté duquel il est urgent de ne pas passer ?
SORTIE DE L’ALBUM LE GOÛT DU BONHEUR : LE 08 octobre 2021